Maintenant, les hommes étaient en vue d'une grande prairie dépourvue du moindre arbuste ou du moindre buisson. Des souches indiquaient que tous les arbres avaient été coupés, des trous, que les plus petits avaient été arrachés. Au milieu de cette étendue désertique, se trouvait un vaste espace circulaire, où d'énormes blocs de pierre avaient été érigés en trois cercles concentriques. Le plus petit, celui du milieu, comportait des pierres transversales soutenues par des menhirs faisant office de piliers.
C'était un travail titanesque, des générations s'étaient succédées pour tailler, déplacer et ériger ces monolithes de pierre. Certains blocs provenaient de contrées lointaines situées à plus de cinq journées de marche. C'était par ce sentier, recouvert de billots de bois et s'éloignant vers le nord, au-delà de l'horizon, que des hommes, suant sang et eau, tiraient d'énormes blocs de pierre.
Des centaines d'hommes attendaient, assis sur des mégalithes, restant silencieux autour d'un feu ou écoutant attentivement les oracles d'un prêtre astronome. Lorsque la troupe rejoignit l'assemblée, Gorthor, le chef du village de Veinix rejoignit le groupe formé par les thaumaturges et les chefs des villages voisins. Cette journée était très importante, elle verrait la fin de travaux commencés des siècles plus tôt. Les hommes se mirent à l'oeuvre, il restait quelques rocs à mettre en place avant le coucher du soleil. Les hommes, pressés d'en finir, étaient motivés et travaillaient avec acharnement. En effet, un immense banquet et des réjouissances étaient prévus dans la soirée afin de fêter l'événement. Des chefs d'équipe dirigeaient les différents groupes d'une main de fer. Il n'y avait pas besoin d'être un expert pour voir que ces travaux étaient parfaitement organisés. Des années de labeur avaient permis d'optimiser toutes les tâches ; aucun effort inutile, aucune perte de temps. Les hommes qui poussaient le menhir dans son logement avec les madriers étaient en parfaite synchronisation avec ceux qui le faisaient basculer en tirant sur des cordes de chanvre nouées au sommet de la pierre. Veinix participait activement à la besogne. Il avait pour tâche de niveler le terrain dans la portion nord-est du monument. Il était épuisé lorsque vint l'heure du repas de la mi-journée. Les femmes des diverses tribus apportèrent les victuailles.
Gorthor et sa fille Sornia |
Pendant le repas, Morora vint rejoindre Veinix. Le vieux thaumaturge s'était pris d'affection pour le jeune homme. Souvent, celui-ci venait rendre visite à Morora dans l'antre où il préparait ses cataplasmes, breuvages secrets et potions magiques. Ils discutaient souvent ensemble durant de longues heures, à la lumière blafarde d'un feu. Le cerveau de Veinix était une source intarissable d'interrogations auxquelles le vieillard avait souvent bien du mal à répondre. Lorsqu'il posait des questions concernant l'avenir, le vieux thaumaturge lui répondait de ne pas s'en soucier, il ne fallait pas se préoccuper de l'avenir et des surprises qu'il apporterait, mais Veinix sentait bien qu'il lui cachait quelque chose. Souvent à la lueur des flammes, le vieil homme lui contait les histoires des Anciens, le périple des Ibères du Sud remontant la côte pour arriver en Bretagne puis ensuite la traversée des flots pour débarquer sur cette grande île. Après s'être installé sur cette terre nommée Britanny, les Ibères étaient restés en contact avec les peuplades de Bretagne. De frêles esquifs assuraient un commerce florissant entre les deux rives de ce bras de mer. Morora enseignait aussi les connaissances les plus rudimentaires à Veinix qui était devenu en quelque sorte son disciple. Comme il n'était pas destiné à devenir chasseur, il aurait été heureux de devenir clerc. Mais là encore, cela lui avait été refusé. Comme il n'existait aucune forme d'écriture, les connaissances se transmettaient oralement, de génération en génération. Les clercs faisaient office en quelque sorte de bibliothèque, ils étaient la mémoire de leur peuple. Mais là encore les projets de Veinix étaient anéantis. Morora s'y opposa prétextant que c'était une fonction difficile, délicate, de longue haleine et qu'il était éreintant tout au long d'une vie d'être la mémoire vivante de l'histoire de son peuple.
Morora |
L'après-midi les travaux reprirent avec acharnement. Veinix aida à installer au centre du cercle de pierres, une dalle rectangulaire taillée et polie. Cette table de granit fut difficile à caler sur ses pieds. Il fallait en effet qu'elle soit parfaitement horizontale pour que les prêtres puissent effectuer leurs mesures astronomiques avec la plus grande précision. Aux quatre coins étaient gravés les symboles des quatre éléments : L'air, la terre, l'eau et le feu, afin de rappeler aux hommes . Lors de cérémonies importantes, cette table était également utilisée pour des sacrifices. Cette opération délicate mis fin à la construction de ce formidable édifice. Veinix était particulièrement fier d'avoir participé à l'installation de la dernière pierre. Morora ressentit un frisson lui parcourir le dos en voyant le jeune homme travailler avec autant d'entrain, au positionnement de la dalle de granit. Morora se remémora le jour où il avait expliqué l'origine de ces travaux, cinq ans plus tôt.
"Tu sais, notre peuple est courageux, nous ne craignons aucun ennemi, avec nos glaives nous avons exterminé les barbares et les pillards. La seule chose que nous craignions, c'est que les Dieux courroucés, nous fassent tomber le ciel sur la tête.
- Mais pourquoi les Dieux feraient-ils cela ? demanda l'enfant.
- Si cela se produisait, tous les êtres humains mourraient. C'est pour cela qu'il faut vénérer les Dieux, leur présenter nos offrandes et leur dédier des sacrifices. Mais il y a quatre siècles, les plus grands thaumaturges se sont réunis secrètement en Bretagne et cherchèrent une manière de se protéger de la chute éventuelle des cieux.
- Comment ? interrompit l'enfant
- Ils décidèrent la construction de piliers qui retiendrait le ciel si celui-ci s'effondrait, empêchant les hommes d'être écrasés. C'est à Carnac que les travaux ont commencés. Des milliers de piliers ont étés élevés également en d'autres lieux mais le grand conseil nous destina pour une autre tâche.
- L'histoire de la lune ?
- Oui, les plus grands sages, après de très longues observations, déterminèrent l'endroit exact ou s'abattrait la lune lorsque le ciel s'écroulerait. Des calculs complexes permirent de déterminer que c'est justement ici que l'impact se produirait. Après être tombée, la lune risquerait de rouler éternellement sur la terre et de tout écraser sur son passage. Voilà pourquoi nous continuons la construction de ce gigantesque support de lune que nos ancêtres ont commencé, il y a fort longtemps."
Morora aurait dû être satisfait, il était bien vieux et il ne pouvait espérer une plus grande joie que de vivre cette journée historique, mais il était anxieux, son rôle de maître de cérémonie pour ce soir-là ne lui plaisait pas. Il se demandait si ce socle survivrait aux siècles, aux millénaires ainsi qu'à la mémoire des hommes. Ses réflexions furent interrompues par un grand cri. Les bras tendus vers le ciel, tous avaient hurlé leur joie de voir ce formidable piédestal sélène enfin terminé.
Après la cérémonie, il y aurait l'une des plus gigantesques fêtes jamais organisées. Les habitants de toute la contrée se retrouveraient pour un immense banquet. Des mariages seraient célébrés en signe de paix et des offrandes offertes aux Dieux lors de la cérémonie consacrée à la lune.
Bien avant la tombée de la nuit , d'immenses brasiers furent allumés, ceci afin d'éclairer la plaine, pour faire cuire le gibier et pour se réchauffer, car la température restait fraîche malgré un après-midi ensoleillé.
Sommaire |