REPENTIRS

Voici une nouvelle inédite par John-Lucky Sharp.



          Je sens que la fin est proche. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je crois bien que mes ennuis sur terre sont terminés. Je vais rejoindre mon créateur. J’ai terriblement peur. Je ne pense pas que mes fautes puissent être pardonnées. Il est bien possible que mon âme brûle en enfer ad vitam aeternam. J’entends la cloche qui sonne. C’est l’heure des vêpres. Mes soeurs vont se rendrent dans quelques instants à la messe. Elles s’apercevront alors que je ne les ai pas rejointes. Après l’office, la mère supérieure viendra jusqu’ici. Elle frappera la lourde porte de chêne, attendra une réponse qui se ferra attendre et ouvrira la porte. Je serais là étendue sur mon lit, dans cette cellule minuscule, un crucifix entre les mains. Avant de mourir j’essaierai de fermer les yeux, ainsi la mère supérieure n’aura pas à le faire. Je crois qu’elle me saura gré de lui épargner ce geste. Elle s’agenouillera et priera pour mon âme. Pour que ces prières me concernant montent aux cieux, il faudra qu’elles proviennent du plus profond d’elle même. Ce soir le glas sonnera pour moi, toutes les soeurs seront réunies pour une dernière communion afin de sauver mon âme.

Couvent Sainte Dalila


          J'ai peur, je ne sais pas de quoi, mais j’ai peur. Il y a longtemps que je me prépare à la mort, non je n’ai pas vraiment peur de mourir. Je m’attends aussi à brûler pour l’éternité dans les flammes de l’enfer. Je n’ai pourtant que soixante ans mais je ne peux plus vivre avec ces cauchemars et ces remords qui m’assaillent. Allons un peu de courage, ma fille, tu dois affronter ton sort. tu es responsable du plus horrible génocide que cette planète ait connu. Dire qu’une pauvre vieille carmélite, agonisante dans un couvent a pu tuer tant de monde, cela semble irréel, en effet ce n’est pas la servante de Dieu qui a tué mais son insouciante jeunesse, c’est une jeune infirmière qui fut responsable de tant de morts. Des millions de gens ont étés torturés et tués à cause de moi et de mon égoïsme. Cela semble incroyable mais pourtant c’est la stricte vérité. Voilà comment tout cela est arrivé :

          J’avais 19 ans, j’étais jeune, jolie, heureuse malgré cette guerre affreuse. Je m’étais engagée comme infirmière. Cette année là, en 1918, je voulais contribuer à l’effort de guerre. Mon pays avait besoin de toutes les forces vives, de toutes les bonnes volontés. Malgré la libération du front de l’est la victoire semblait nous échapper. Les conditions de travail se dégradaient de plus en plus. Les blessés affluaient par milliers, on manquait de pansements, de médicaments, de calmants, bref de tout. Malgré la douleur intolérable la plupart des blessés ne se plaignaient pas. Ils voyaient que nous faisions tout notre possible malgré les faibles moyens mis à notre disposition. Pour compenser les soins qui se faisaient de plus en plus sommaires, nous autres infirmières, faisions tout notre possible pour les soulager. Nous travaillions jusqu’à 20 heures par jour, nous faisions la lecture aux blessés aveugles, le visage brûlé par les maudits lance-flammes américains. Nous les lavions, leur parlions de la vie à l’arrière, des récoltes et de l’animation dans les villes. Nous leur prodiguions tous les soins possibles. Je tenais la main aux agonisants pour qu’ils ne passent pas leurs derniers instants seuls, dans ce taudis servant d’hôpital, loin de chez eux, de leur famille et de leurs amis. Lorsque nous passions devant les blessés nous leur faisions un petit sourire. J’avais vraiment du courage pour faire tout cela. Malgré la fatigue qui gonflait mes yeux et les figures affreuses des blessés, sales, couvertes de boues et de sang, les plaies ouvertes, la chair brûlée ou simplement à vif, je leur souriais. Ce n’était pas grand chose mais c’était le seul remède que nous avions pour le coeur. Nous ne devions pas être belles à voir nous aussi, les vêtements tachés de sang, les cheveux sales, mais nos chers patients nous appelaient quand même "les anges du repos".

          Je me rappelle la première fois que je l’ai vu. Il venait de subir une opération au ventre. Un éclat d’obus lui avait brisé une côte. Une blessure secondaire qui en temps normal ne prêtait pas à conséquence, mais qui dans les conditions d’hygiène actuelles, si elle s’infectait, pouvait devenir mortelle. C’était un jeune artilleur qui avait eu la chance de survivre à l’un de ces duels d’artillerie que se livraient sans répit les deux camps. Il était allongé sur le dos, se tenant les côtes de ses deux mains pansées. Il avait du recevoir également des éclats dans les mains, en se protégeant le visage. Lorsque je m’approchais de son voisin pour lui donner à boire il me demanda faiblement si je pouvais lui lire une lettre qu’il venait de recevoir. Il n’avait pas eu le temps de la lire. Je pris la lettre qui était dans la poche intérieure de sa veste et la lui lis . C’était des nouvelles de sa famille. Il me remercia de lui avoir lu la lettre. Je me souviens très bien de lui, en effet j’ai eu l’occasion plus tard de le revoir.

          C’était à Berlin, deux mois plus tard, j’avais obtenu quatre jours de permission. Je me promenais dans les rues quand soudain un militaire m’accosta. Je ne l’avais pas reconnu, il faut dire que je vois tellement de soldats à l’hôpital. De plus il avait changé, il avait repris des couleurs, ses yeux noirs dégageaient une grande force de caractère, son front énergique trahissait une forte personnalité, ses cheveux noirs étaient peignés avec soin. Il portait un uniforme aux plis impeccables. Il ne ressemblait en rien au misérable que j’avais connu. Il me dit qu’il m’avait immédiatement reconnu, il se rappelait bien de moi, il me dit qu’il n’avait pas oublié tous ce que j’avais fait pour lui pendant sa convalescence. Pour me remercier il me proposa de m’inviter à déjeuner. J’avais faim, je n’avais rien de prévu à part me promener toute la journée, si bien que j’acceptai volontiers son invitation. Pendant le déjeuner, à la terrasse d’un petit restaurant, il me parla de lui, de sa famille, d’un tas de choses.Il était passionné par la peinture, la guerre avait interrompu sa carrière artistique, mais il comptait bien après la guerre, rentrer à l’école des Beaux-Arts. Il était gai, avait de l’humour, bref je passais un bon moment avec lui. Il se proposa de m’accompagner durant l’après-midi, il porta mes emplettes, il était adorable. Je le revis le lendemain et le surlendemain. Lorsque je dus rentrer à l’hôpital, il me demanda la permission de lui écrire, je lui donnais mon adresse.

          Pendant 3 mois nous échangeâmes une correspondance active. Il m’écrivait tous les jours. A cause de la guerre, je recevais le courrier avec souvent plus d’un mois de retard, les lettres n’arrivaient pas toujours dans l’ordre et quelquefois j’en recevais plus de dix d’un coup. Par la suite je le revis. Comme la guerre était finie, nous n’avions plus de difficultés pour nous voir. Nous sortions ensemble, nous nous amusions bien tous les deux. Comme il fallait s’y attendre, un beau matin, il me déclara qu’il m’aimait, qu’il était amoureux à en mourir, qu’il voulait qu’on se fiance. Il me fit part de ses intentions, il parla de mariage, d’enfants, de maison, même d’avoir un chien. Il faisait plein de projets d’avenir pour nous deux. Je l’aimais bien, mais à 19 ans je voulais encore m’amuser, vivre pleinement ma jeunesse. Je n’étais pas prête à me marier si jeune et à élever des enfants. Je lui répondis que je l’aimais aussi mais que je n’étais pas encore prête mais je lui promis de réfléchir à sa proposition.

          A partir de ce moment, il se montra plus pressant. je voyais bien qu’il m’aimait, il m’envoyait des fleurs, m’écrivait, voulait me voir à toute heure du jour et de la nuit. Cela m’ énervait, je ne voulais pas qu’il règle ma vie de cette façon, il me portait trop d’attentions qui finalement devenaient étouffantes. Je décidais de rompre avec lui. J’avançais comme excuse que je ne pouvais quitter mon pauvre père, qu’il comptait sur moi, pour ses vieux jours, que je ne pouvais pas encore l’abandonner.

          Le malheureux, je crois bien qu’il faillit en mourir lorsque je lui annonçai que je voulais rompre, en tout cas il devint tout blanc et menaça de s’évanouir. Cela me fit beaucoup de peine mais je n’étais pas faite pour vivre avec lui, et tôt ou tard il fallait qu’il le sache. J’appris par ses amis qu’il avait très mal pris notre rupture, ils insistèrent pour que je revienne sur ma décision mais je restais ferme, je ne voulais plus le revoir. Ils m’apprirent qu’il en était malade, qu’il devenait méchant, qu’il se battait dans les bars, qu’il avait perdu le sourire et la joie de vivre. J’étais affreusement terrifiée, je n’avais pas voulu ça, je n’avais rien fait pour qu’il tombe amoureux de moi mais je ne pouvais m’empêcher de resentir une certaine culpabilité. Je lui avais brisé le coeur, ce jeune homme sensible n’avait pas supporté cette épreuve. Je pensais qu’il s’en remettrait et que ça passerait. Je m’étais trompée, il ne changea pas. Il ne m’oublia jamais, il m’en voulut, je crois, toute sa vie, il transforma sa déception en haine qu’il reporta sur moi et ma famille.

          C’est parce que j’ai détruit la vie de ce jeune artilleur que je vais maintenant expier cette faute. Avant de mourir il fallait que je m’explique, j’ai écris ces quelques lignes afin de soulager ma conscience, je vais mettre cette lettre dans une enveloppe qui est adressée à mon confesseur. Je n’ai jamais osé lui dire en face ce drame de ma vie, mais je ne peux emporter ce terrible secret dans la tombe. Je me suis réfugiée dans ce couvent car seule la religion a pu me permettre de survivre. Il faut maintenant que je finisse cette missive. Je dois finir par écrire ces quelques mots qui pèsent sur ma conscience : mon père était juif et ce jeune artilleur avait pour nom Adolf Hitler.



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